18 octobre 2021
Interview de Marie-Laure Cuvelier, Secrétaire générale de l'association France Tiers-lieux qui accompagne le développement et l'émergence des tiers-lieux en France. Les tiers-lieux sont devenus un véritable phénomène de société. La crise sanitaire a mis en valeur le travail et le modèle des tiers-lieux, mais elle n’a en réalité fait que cristalliser un mouvement de fond qui la précédait largement. La croissance épatante des tiers-lieux révèle la créativité, la capacité à faire ensemble et la vitalité qui se trouvent dans tous nos territoires, y compris les moins dotés et les plus en difficulté. Si la majorité des tiers-lieux se situe dans les grands centres urbains en 2018, la tendance s'est inversée avec 52% des tiers-lieux en dehors des métropoles aujourd'hui. C’est au cœur des périphéries, des quartiers prioritaires, des villes moyennes, des petites villes et des villages, que s’exprime pleinement le potentiel des tiers-lieux.
association nationale des tiers-lieux qui a pour rôle d'aider au développement et à l'émergence des tiers-lieux en France

Un mot de présentation de France tiers-lieux

France Tiers-Lieux a pour objectif de participer à la structuration professionnelle des tiers-lieux et de construire une filière d’un nouveau genre où les acteurs de terrain et les institutions dialoguent efficacement au service du développement des tiers-lieux.

Elle s’appuie sur un réseau d’experts qui constitue le Conseil National des Tiers-Lieux. Il s’agit de plus d’une soixantaine de représentants de tiers-lieux en France, qui incarnent la diversité des acteurs - coworking, fablabs, friches culturelles, chercheurs… Au service des tiers-lieux, l’association est chargée d’aider au développement et à l’émergence des tiers-lieux partout en France, en développant et diffusant l’ingénierie des tiers-lieux : outils, formations, reconnaissance des métiers, ressources, expertises, accompagnement, compagnonnage…

Quelles évolutions significatives entre le rapport de la mission Coworking de 2018 et celui-ci ?

Aujourd’hui, on peut dire que le phénomène des tiers-lieux, que nous avions cru percevoir en 2018 au lancement de la mission « Coworking » est devenu un véritable phénomène de société. A l’époque, la mission portait sur le “coworking”, ce qui représentait bien la perception que se faisaient les pouvoirs publics de ce phénomène, dont ils avaient perçu l’intérêt, mais pas l’ampleur réelle. La crise sanitaire a mis en valeur le travail et le modèle des tiers-lieux, mais elle n’a en réalité fait que cristalliser un mouvement de fond qui la précédait largement.

La puissance de ce mouvement est héritée de trois grandes causes. D’une part, les territoires reculés ou abandonnés, qui ont connu la désindustrialisation sont en train de se renouveler. On a passé une période de deuil et les français, partout, ont décidé de prendre leur avenir en main, avec les collectivités, pour trouver des nouveaux modèles pour créer de l'activité, tisser du lien social, et qui épousent les besoins spécifiques de chacun des territoires. Ensuite, les territoires ont compris depuis longtemps maintenant que les habitants ont besoin de services hyperproximité, qui étaient historiquement apportés par la puissance publique et en particulier par l’Etat. C’est ainsi que des tiers-lieux émergent pour combler le recul de l’Etat et apporter des services aux citoyens. Enfin, la combinaison de plusieurs grandes transitions pousse les habitants à agir localement. La transformation numérique, notamment, avec l’arrivée du très haut-débit partout en France, ouvre des perspectives et des possibilités nouvelles à tous. Ces trois grands phénomènes conjugués ont créé un puissant mouvement d’engagement collectif citoyen, après des décennies d’une culture de l’individualisme. Les tiers-lieux, c’est la face visible d’une France qui change et se projette, pour porter une part de la solution aux grandes transformations de notre époque.


Quelles sont les 2 ou 3 tendances qui sortent des grandes enquêtes nationales réalisées en 2020 par France tiers-lieux ?

Aujourd’hui, nous pouvons désormais l’affirmer sans détour : les tiers-lieux forment le plus large mouvement citoyen jamais observé depuis l’éducation populaire et les Maisons des Jeunes et de la Culture. Là où les MJC et l’éducation populaire ont été très structurants dans les années 60, ils ont perdu de leurs forces parce que la société a évolué.

Les travaux que nous avons menés nous permettent d’estimer le nombre de tiers-lieux en France à près de 2 500 en 2021, avec une croissance au-delà de 20% par an, qui nous amènera à plus de 3 000 tiers-lieux en 2022. Et la dynamique est loin de s'essouffler : en un an, France Tiers-Lieux a reçu des demandes de plusieurs centaines de porteurs de nouveaux projets. 
  
En quelques années, les structures qui portent les tiers-lieux sont devenues actrices à part entière du tissu économique, en lien étroit avec les autres acteurs locaux - entrepreneurs, entreprises et collectivités territoriales - générant un chiffre d’affaires cumulé de 248 millions d’euros et créant des emplois non délocalisables avec 6 300 emplois directs qui font vivre ces dynamiques. Ce sont de véritables pôles de coopération économiques, jouant un rôle moteur pour le développement d’une économie sociale, solidaire et responsable. En 2019, plus de 2 millions de personnes sont venues dans un tiers-lieu pour y réaliser des projets ou travailler. Près de 150 000 personnes y travaillent quotidiennement. 

Globalement, les tiers-lieux expérimentent diverses formes de coopérations public-privé vertueuses, favorisant la transversalité des approches. Parce qu’ils sont moteurs de la vie et de l’animation locale, 62% des tiers-lieux ont des relations avec les collectivités locales et pour 39% « ce sont des relations qui durent ». Acteurs reconnus de l’économie locale, ils sont 52% à être en lien avec les acteurs du développement économique sur leur territoire. Enfin, lieux de transmission et d’apprentissage par le faire, ils sont 51% à avoir des établissements d’enseignement mobilisés à leurs côtés.

Enfin, la crise sanitaire qui a éclaté il y a un an a été synonyme d’une rupture brutale pour de nombreux tiers-lieux, mais elle a surtout permis de confirmer leur rôle essentiel d’activateur de la résilience territoriale. Malgré les difficultés économiques, les tiers-lieux ne se sont pas arrêtés pour autant et ont mobilisé toute leur énergie pour développer des réponses concrètes face à la pandémie. 9 tiers-lieux sur 10 se sont mobilisés dans des actions de solidarité dès le mois de mars 2020, en particulier aux côtés des makers pour fabriquer et distribuer du matériel médical (visières, masques, gel, valves, pousses-seringues, respirateurs…). Ces initiatives ont maintenu le lien et la cohésion sociale dans les territoires, grâce à un engagement fondé sur le faire, sur l’action en hyper-proximité et sur des modèles ouverts et collaboratifs.


Voyez-vous quelques points marquants concernant les territoires ruraux ?

Cette croissance épatante des tiers-lieux révèle la créativité, la capacité à faire ensemble et la vitalité qui se trouvent dans tous nos territoires, y compris les moins dotés et les plus en difficulté. Si la majorité des tiers-lieux se situe dans les grands centres urbains en 2018, la tendance s’inverse avec 52% des tiers-lieux en dehors des 22 métropoles administratives françaises. C’est au cœur des périphéries, des quartiers prioritaires, des villes moyennes, des petites villes et des villages, que s’exprime pleinement le potentiel des tiers-lieux.

•    Les tiers lieux développent et apportent des compétences qui sont essentielles pour penser et construire les territoires de demain, résilients et apprenants

En même temps que l’émergence de nouvelles pratiques de coopération et le développement du “faire ensemble”, de nouveaux métiers émergent ainsi dans les tiers-lieux : animateur de recherche citoyenne, « pédago-maker », médiateur numérique, ingénieur de projets collectifs, analyste des usages et prototypage de nouvelles solutions (design thinking)... Il en va de même pour les “fabmanagers”, chargés de permettre au plus grand nombre de s’approprier les machines de fabrication numériques, de sensibiliser à la culture libre et open source.

Si ces compétences sont courantes en métropoles, elles sont nouvelles en territoires ruraux et villes moyennes, parfois apportées par des trentenaires ou quadras qui, après un début de vie professionnelle en grandes villes, font un retour sur leur territoire d’origine. 
Les tiers-lieux génèrent ainsi une montée en compétences, diffusant de nouvelles pratiques, impulsant un véritable effet d'entraînement pour tout le territoire. C’est aussi ce qui amène les élus et les entreprises locales à se rapprocher des tiers lieux, générateurs de valeur ajoutée sociétale.
 
•    De plus en plus de tiers-lieux s’engagent sur les questions alimentaires et agricoles.

Ils viennent bousculer les systèmes alimentaires en mobilisant les citoyens dans les transitions agroécologiques, en créant des ponts entre mangeurs et producteurs, en initiant des partenariats entre acteurs de la recherche, associations de territoire et institutions.
Certains tentent de démontrer qu’en optimisant la production, il est possible de devenir rentable sans nécessairement posséder des dizaines d’hectares de terre. Dans une économie et une ère où il est nécessaire de revitaliser les zones rurales et de révolutionner les modes de productions notamment agricoles, des tiers-lieux expérimentent de nouveaux modèles, qui mettent à l’honneur la production locale et cherchent à utiliser au mieux tout ce que la nature et les terres de proximité peuvent offrir.

La liste des points marquants est trop longue pour être détaillée ici, tant l’action des tiers-lieux est diverse : émergence de formes de laboratoires de recherche citoyenne dans les territoires ruraux ; partenariats entre tiers-lieux et écoles pour faire école dehors ou fabriquer du matériel pédagogique ; tiers-lieux de production devenant de véritables manufactures de proximité dans certains territoires ruraux, en mutualisant outils, équipements et compétences ; repair’ café et activités de réemploi ; ouverture des équipements publics à la contribution citoyenne et à la mixité des publics, à l’image de l’appel à projets EHPAD… 


Pour France tiers-lieux, dans la période de crise actuelle, quel est d’un côté, le principal atout des tiers-lieux, de l’autre, le point de questionnement, l’axe de travail à privilégier ?


Les tiers-lieux incarnent la capacité de la société civile à faire ensemble, à s’emparer de son destin pour produire des solutions en hyper-proximité. Ils engagent une transformation des questions économiques, sociales et sociétales en projets collectifs. 

Pour faire face aux problématiques économiques, sociales et écologiques qui nous attendent, les acteurs publics devront être en capacité de s’inspirer de ces dynamiques et de s’en saisir. Après 2 ans de soutien à l’émergence, nous devons passer à l’étape suivante : mutualiser les efforts, sortir des silos, fixer des trajectoires communes et accepter d’expérimenter avec la société civile. En effet, des blocages subsistent, en particulier au niveau du financement de lieux ressources et d’outils mutualisés pour les indépendants et les artisans, qui restent les parents pauvres des politiques publiques. Trop de portes sont encore fermées aux projets de tiers-lieux, trop de cloisonnements et de lourdeurs administratives continuent de ralentir le développement de ces objets hybrides. Pourtant les acteurs les plus fragilisés par la crise - TPE, PME, artisans, travailleurs indépendants, personnes en recherche d’emploi - ont plus que jamais besoin d’espaces et d’écosystèmes dans lesquels ils pourront se ressourcer, s’entraider, mutualiser pour accéder à des équipements et des compétences dont ils ont besoin.
Il devient crucial de coordonner les efforts pour co-construire des politiques ambitieuses qui parviennent à articuler mobilisation de l’Etat et structuration de la filière des tiers-lieux pour accélérer le développement de cette dynamique, garantir les conditions de sa pérennité et accompagner plus largement les transitions à l’œuvre dans les tiers-lieux. 

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